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Neelie Kroes, actuelle commissaire chargée du numérique et ancienne commissaire à la concurrence.

La possible délocalisation de la production de la Renault Clio 4 en Turquie fait des vagues. Les délocalisations ne sont pourtant pas nouvelles, loin s'en faut, mais ce dossier semble particulièrement médiatisé. Sans doute parce qu'il s'agit d'un symbole, que l'État est actionnaire et que cette industrie a été largement bénéficiaire du plan de relance du gouvernement. Difficile pour le gouvernement de justifier une telle délocalisation alors que Renault a bénéficié d'aides étatiques (6,5 milliards d'euros pour Renault et PSA qui s'étaient engagés en échange à ne fermer aucune usine en France en février dernier).

L'attitude du gouvernement (et notamment de Christian Estrosi) visant à faire preuve de fermeté pour empêcher cette délocalisation semble donc être légitime. Mais c'était oublier la commission européenne et sa "concurrence libre et non-faussée". Neelie Kroes, commissaire à la concurrence en 2009, a fait savoir qu'elle s'opposait à cette initiative de la France. Son argumentaire est instructif. Elle demande des explications à la France car, en février dernier, notre pays s'était engagé à ce que "les prêts aux constructeurs automobiles nationaux n'affectent pas la liberté des constructeurs de développer leur activité économique sur le marché intérieur européen". Aucune condition ne devait être posée quant à la localisation des usines des constructeurs automobiles. Sauf qu'il s'agit ici d'une délocalisation en Turquie, et que les clauses relatives au marché intérieur ne sont pas pertinentes.

La position de la commissaire européenne est donc des plus discutables. Selon elle, il serait urgent d'empêcher une initiative française qu'elle qualifie de "nationalisme économique". Il est pourtant question d'une délocalisation hors de l'UE, et non d'une guerre économique entre deux États membres. Mme Kroes (je recommande sa biographie sur wikipédia, très instructive...) confond nationalisme et patriotisme économique (en l'occurrence européen). D'ailleurs, au nom de quoi la commission pourrait-elle empêcher l'État français de négocier avec une entreprise dont il est actionnaire? Le droit communautaire ne restreint et encadre les aides publiques que dans le cadre du marché intérieur. L'interventionnisme de l'État est donc compatible (pour une fois) avec le traité de Lisbonne (article 101 et 102).

Le cœur du problème reste toujours l'idée que l'on se fait de la concurrence. Il ne s'agit pas de remettre en cause le principe même de concurrence, mais de rappeler que toute concurrence doit se faire sur des bases égalitaires. Or, les inégalités entre les législations sociales et environnementales des différents États n'ont jamais été aussi fortes. L'État français se refuse à baisser les charges et la commission européenne continue à nier obstinément ces réalités du dumping social, en vertu d'une concurrence qu'elle qualifie de "non-faussée", alors qu'elle ne l'est plus depuis longtemps. Elle ne comprend pas que si les États sont conduits parfois à intervenir, c'est justement pour rétablir un semblant de concurrence égalitaire. De fait, la commission européenne ne se contente pas seulement d'accélérer le démontage des industries d'Europe de l'ouest, elle réussit (souvent avec l'accord des États européens malheureusement) à fossoyer la belle idée européenne originelle et à la rendre impopulaire.
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Le mécénat global


L'alternative du mécénat global a été pensée par Francis Muguet. Décédé le 14 octobre dernier, le livre lui est dédié. Mathieu Pasquini (fondateur et gérant d'InLibroVeritas) et Richard M. Stallman (président bénévole de la Free Software Foundation) ont voulu, à travers cet ouvrage, retranscrire la pensée de Francis Muguet. Le mécénat global envisagé propose de mettre l'internaute au cœur du processus de rémunération des créateurs en privilégiant le critère de l'appréciation plutôt que celui de l'utilisation, et en se focalisant à nouveau sur l'enjeu de la production et de la diversité des œuvres culturelles.

L'internaute-mécène

Les internautes versent dans le cadre du mécénat global une somme contractuelle fixe collectée par les fournisseurs d'accès à Internet (FAI), qui est ensuite versée aux Sociétés de Perception et de Répartition des Droits d'auteur (SPRD) ou à une Société de d'Acceptation et de Répartition des Dons (SARD) pour ceux qui ne sont pas membres d'une SPRD. Ces sociétés reversent ensuite les dites sommes aux auteurs et artistes. Ce système vise donc à lier d'une part les internautes avec leurs fournisseurs d'accès à Internet, et d'autre part les auteurs avec leur société de gestion collective, ainsi qu'avec les internautes-mécènes. L'originalité du mécénat global, et c'est là sa principale différence avec la licence globale, est de consulter les internautes sur le montant de la somme versée ainsi que sur sa répartition. Qu'il s'agisse de la musique, des vidéos ou même de la presse en ligne (qui trouverait ainsi une source de financement bienvenue sans intervention étatique sélective), l'internaute est amené à indiquer dans un formulaire disponible sur son compte chez son FAI les références des œuvres qu'il désire rémunérer.
Le projet vise ainsi à renoncer à la surveillance du réseau ainsi qu'au recours à la gestion numérique des droits (DRM). Une nouvelle économie numérique pourrait émerger, mais cette fois dans une perspective de dé-commercialisation de la culture.

Déclaration de principes

Le schéma du mécénat global est souple, expérimental même. Ce projet de mécénat global, conçu pour être enrichi et amélioré, peut se résumer par la déclaration de principes suivante. Ces principes sont tirés de l'article de Richard M. Stallman, " Le Mécénat Global - 2" , pp. 288 à 290. Partage autorisé (Licence Art Libre et Creative Commons BY-SA) - notes complémentaires sur le schéma de principes ici.

" En termes généraux, le schéma de principe du mécénat global est caractérisé en ce que :

1) Chaque internaute est libre de diffuser à titre non commercial des copies conformes d'œuvres déjà publiées d'un auteur ou artiste membre d'une société de gestion collective ou Société de Perception et de Répartition des Droits d'auteur (SPRD) ou d'une Société d'Acceptation et de Répartition des Dons (SARD).

2) Chaque internaute a le choix entre :
a) ne pas souscrire au Mécénat Global, et, dans le cas des pays ou fournisseurs d'accès qui imposent une surveillance et/ou un filtrage afin d'empêcher le partage des œuvres, payer une contribution fixe pour assumer le coût de la surveillance et/ou le filtrage, qu'il serait inéquitable d'imposer aux souscripteurs du Mécénat Global.
b) payer une contribution fixe périodique à son fournisseur d'accès Internet, pour soutenir financièrement ces auteurs et artistes.

3) Chaque internaute peut attribuer librement des fractions de sa contribution fixe à des œuvres qu'il/elle choisit, dans des limites fixées de pourcentage.

4) Les contributions non explicitement attribuées sont réparties selon une fonction non-linéaire visant à diminuer les écarts entre les montants financiers versés finalement aux artistes et auteurs, de façon à favoriser la diversité et l'éclosion de nouveaux talents.

5) Des Sociétés d'Acceptation et de Répartition des Dons (SARD) sont créées afin de permettre le financement des œuvres numériques, par les internautes, selon leurs appréciations. Le schéma juridique et opératoire du Mécénat Global ne repose pas sur une exception aux droits exclusifs des auteurs, mais plutôt sur des dispositions d'ordre public dans les différentes relations contractuelles qui lient respectivement :
a) les internautes avec leurs Fournisseurs d'Accès à Internet (FAI),
b) les FAI et les sociétés de gestion collective ou sociétés de perception et de répartition des droits d'auteur (SPRD) et les Sociétés d'Acceptation et de Répartition des Dons qui reçoivent les fonds envoyés par les FAI.
c) les auteurs et artistes avec leurs SPRD ou SARD.

6) Chaque FAI calcule automatiquement les montants des contributions attribuées ; effectue le transfert des montants attribués à chaque œuvre à ses auteurs et artistes selon des règles établies; puis optionnellement les FAI répartit entre eux les montants destinés au même auteur ou artiste, de manière à maximiser pour lui le montant qui sera calculé dans l'étape suivante (cf. n°7).

7) Chaque FAI calcule automatiquement la fraction des contributions non-attribuées destinées à chaque auteur ou artiste, d'abord calculant le facteur pour chaque personne selon une fonction sublinéaire de son montant attribué, et puis divisant le total des fonds disponibles en proportion au facteur de chacun. La fonction à utiliser sera règlementée. Un exemple d'une fonction appropriée pour ce but serait la racine cubique.

8) Chaque FAI publie les montants des contributions attribuées à chaque œuvre, et à chaque auteur ou artiste, et le détail de la répartition entre les FAI, et les montants de contributions non-attribuées destinées à chacun, et transmet les montants et l'argent aux SPRD et aux SARD qui le distribuent aux auteurs et artistes avec des frais de gestion dont la limite est fixée par la loi.
Les SPRD et SARD seront obligées de mettre en œuvre le mécénat global, par contre les auteurs et artistes qui ne sont pas membres d'une SPRD ou d'une SARD ne seront pas obligés de participer au mécénat global."


Épilogue

L'avènement d'Internet a bouleversé les schémas classiques de la création artistique et culturelle. Personne ne le nie aujourd'hui en théorie. Et pourtant le tort des majors est bien de considérer que l'ère numérique ne change rien aux logiques du copyright et des monopoles, que les industries culturelles pourront continuer à exploiter le même schéma d'appropriation de la culture, quitte à corrompre au passage les pouvoirs publics. Les industries culturelles ont tout intérêt à favoriser l'émergence du partage libre et démocratique du savoir et de la culture, aucunement incompatible avec la nécessaire rémunération des auteurs. Le cœur du problème reste la volonté des pouvoirs publics. Face à la catastrophe législative et anti-républicaine que constitue Hadopi, on peut sérieusement douter de l'avenir du concept d'intérêt général sensé guidé ces pouvoirs publics. Mais la multiplication des engagements en faveur de la culture libre sur le net d'une part, et l'oreille attentive de certains députés compétents de tout bord de l'autre, doivent nous faire espérer une issue favorable à la bataille Hadopi. A condition de rendre le débat démocratique à nouveau possible.



PS : Vincnet 500 et moi-même souhaitons aux lecteurs et lectrices de ce blog une bonne année 2010 !