N88

Penser une alternative à Hadopi


L'hypothèse de la licence globale

Déceler les erreurs de la loi Hadopi est bien beau, mais proposer un système alternatif cohérent de rémunération des auteurs et artistes ne va pas de soi. La licence globale est parfois présentée à cet égard comme une alternative crédible, ayant pour moteur une redevance dont le montant est redistribué aux artistes, aux auteurs et aux producteurs par une Société de perception et de répartition des droits. En envisageant le paiement d'une redevance forfaitaire par les abonnés à Internet à haut débit, le projet vise à autoriser et à légaliser le partage. Évoquée dès 2004 en Europe, cette licence collective a été adoptée par surprise à l'Assemblée Nationale le 20 décembre 2005 sous la forme d'un amendement, annulé très rapidement par un nouveau vote... Il faut dire que la licence globale ne fait pas l'unanimité, et ce pas seulement chez les défenseurs de la riposte graduée. Des difficultés d'application ont été souvent soulevées, notamment du fait du caractère optionnel du paiement par les internautes. Un débat sérieux sur la question, et mobilisant tous les acteurs concernés, serait nécessaire pour donner à ce projet toute sa chance. Force est de constater que ce débat n'est pas près d'avoir lieu, et que le projet de licence globale souffre de fait d'un manque de popularité criant.

La contribution créative

Alors que la licence globale instaure un paiement optionnel par les internautes (d'où un certain flou sur les sommes collectées), Philippe Aigrain (co-fondateur de la Quadrature du Net) propose la mise en place d'une contribution créative répondant au besoin d'obtenir des sommes conséquentes pour financer la création. Ce projet de contribution créative est développé plus amplement dans l'ouvrage de Philippe Aigrain Internet et Création téléchargeable gratuitement en PDF sur le site d'InLibroVeritas Bibliotheca.
La contribution créative, véritable "pacte social entre les acteurs de la création et le public au sens large", repose sur trois piliers :
1) La reconnaissance que le partage hors-marché d'œuvres numériques est inévitable et même utile, pouvant conduire entre autres à une diversification de l'offre, ainsi que la restauration des liens entre les créateurs et leur public, parasités par les majors.
2) La nécessité d'inventer de fait de nouveaux mécanismes de financement et de rémunération.
3) La mise en œuvre d'un financement mutualisé à grande échelle, avec toutes les considérations institutionnelles et techniques que cela implique. Ce financement qu'est la contribution créative serait acquitté par tous les internautes bénéficiant d'une connexion à haut débit, selon un montant de 5 à 7 euros par mois (soit 1,2 à 1,7 milliard d'euros récoltés). Il serait utilisé "pour moitié comme récompense d'usages effectifs dans la sphère d'Internet et pour moitié pour soutenir l'environnement de la création future".
Ainsi, les internautes contribueraient au financement de la création, au sein d'un système qui viserait à une répartition plus égalitaire entre les créateurs. Reste que la contribution serait obligatoire, et considérée parfois comme subie. La question est alors de savoir s'il serait possible de concilier l'efficacité de la contribution et l'implication nécessaire des internautes au processus.







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Internet, droit fondamental


Un bien commun

Le débat sur la loi Hadopi aura eu ce mérite de conduire à la reconnaissance de l'accès à Internet comme un droit. La censure du Conseil Constitutionnel le 10 juin dernier a effectivement mis en échec le projet de suspension de la connexion à Internet par une autorité administrative. Comme l'indique Patrick Bloche (PS), "le Conseil Constitutionnel a affirmé que la liberté de communication et d'expression nécessite désormais que soit reconnu un droit d'accès à Internet. Ce droit est ainsi devenu un droit fondamental dérivé de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. (...) Il est ainsi désormais reconnu que l'internaute, via Internet, est titulaire à la fois du droit de s'exprimer et de communiquer".
Internet devient alors un bien commun auquel il faut garantir la liberté d'accès. Se pose rapidement la question du rôle qu'est amenée à jouer Internet dans la diffusion du savoir culturel comme dans la vie politique. Les interventions médiatiques fustigeant Internet (celle de Jacques Séguéla est la plus fameuse, Internet étant pour le publicitaire "la pire saloperie que les hommes aient jamais inventée"...) se sont multipliées ces derniers temps. C'est oublier que dans ce débat particulier sur Hadopi, de nombreux internautes se sont passionnés pour la bataille politique et juridique qui se déroulait sous leur yeux, en suivant grâce à Internet le débat à l'Assemblée Nationale. Internet a engendré un processus de politisation insoupçonné. Ce n'est certainement pas le JT du soir qui permettra aujourd'hui d'assurer pleinement cette fonction d'information, de réflexion, de prise de conscience. De même, on aurait tort d'oublier qu'Internet permet l'exercice réel de la liberté d'expression par tous, comme le souligne Benjamin Bayart (président de French Data Network). Les autres médias ne donnent pas vraiment la possibilité de s'exprimer, ils donnent seulement accès (ou sont sensés donner accès...) à l'information. Ce qui fait dire à Benjamin Bayart : "L'imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d'écrire".


De la neutralité du réseau

La neutralité du réseau est un enjeu essentiel de la bataille Hadopi, car elle a pour corollaire le respect de la liberté d'expression. Le réseau est neutre lorsqu'il n'y a aucune altération des contenus. Benjamin Bayart explique clairement l'enjeu de cette neutralité : "Comment savoir si le texte que je suis en train d'écrire sera bien reçu, non modifié, par mes lecteurs ? Comment savoir s'il sera modifié, et si oui par qui ? Moi, je vois bien ce texte tel que je l'ai posté. Tant qu'Internet est neutre, et que donc tout le monde voit le même Internet, alors tout le monde voit mon texte tel que je l'ai publié. Sitôt que le réseau n'est plus neutre, je n'ai aucun moyen de savoir ce que voit mon voisin. Donc, sur un réseau non-neutre, je ne peux pas exprimer librement ma pensée, et donc l'exercice pratique et réel de cette liberté est remis en cause". Ainsi, pour Benjamin Bayart, la bataille Hadopi n'est que le premier épisode dans ce combat mené pour la préservation de la liberté d'expression sur le net.


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L'oubli d'Hadopi

Si la question de la santé des grands conglomérats culturels a bien été posée, il semble que le débat sur la nécessaire redéfinition du concept de droit d'auteur ait été éludé. Il a été tranché en faveur des Majors. Au-delà de la défense des intérêts des auteurs, c'est la dimension publique de la culture qui est visée par un allongement continuel de la durée de protection légale.

Droit d'auteur, droit des producteurs ?

En 2008, comme le rappèle Benoit Sibaud (président de l'April), la durée des droits des artistes interprètes en Europe a été portée à 95 ans. Sous couvert de protéger les artistes des copies abusives, l'extension de ces droits visent surtout à maintenir le monopole des producteurs sur les œuvres acquises, pour retarder tant que possible leur entrée dans le domaine public. Une "propriétarisation" qui transforme le droit en contrôle, en appropriation, d'autant plus abusive que la part reversée aux artistes interprètes est souvent ridicule. C'est ce débat sur l'appropriation de la culture, bien public, par quelques uns qui aurait dû avoir lieu dans le cadre d'une Hadopi sensée protéger les artistes à l'heure du numérique. Mais la culture n'a pas été définie comme un bien commun public, la réflexion étant parasitée par les phobies des grandes industries culturelles. La question de l'accès à la culture, de l'échange culturel, de la libre circulation des savoirs, n'a pas été placée au centre des discussions. L'enjeu aurait dû de fait dépasser la simple problématique du piratage.

Pour un rééquilibrage du droit d'auteur

Le droit d'auteur est sensé reposé sur un équilibre. Équilibre entre les intérêts des producteurs, des artistes, et de leur public. Équilibre qui repose sur un monopole d'exploitation limité. Or, il est évident que cet équilibre n'existe plus aujourd'hui. Jérémie Nestel (
coprésident de l'association Libre Accès) indique à ce sujet qu'il serait tout d'abord nécessaire d'abaisser la durée de protection des droits des artistes-interprètes et des producteurs de musique, avant d'ajouter : "Il faut obliger les grands conglomérats culturels à investir dans la production de nouveaux artistes et non à vivre sur l'exploitation d'artistes morts". Un soutien aux producteurs, aux artistes, aux disquaires, aux libraires indépendants est indispensable. Jérémie Nestel propose en ce sens d'"imposer un quota d'artistes émergents à la radio et à la télévision en veillant à une équité de diffusion entre les grandes compagnies du disque et les producteurs indépendants". On l'aura compris, la question du droit d'auteur ne conduit pas seulement à soulever la nécessité d'un équilibre entre auteur et producteur, elle a aussi pour enjeu la diversité culturelle. On serait en droit d'attendre de la puissance publique qu'elle parvienne à défendre cette diversité, à savoir l'intérêt général, en montrant clairement l'incompatibilité entre la sphère de la connaissance et l'accroissement des monopoles privés inéquitables.


(à propos du projet qui vise à rendre l'Histoire Géographie optionnelle en Terminale S, un article intéressant de Jacques Sapir à lire sur le site de Contre Info).